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Affichage des articles du décembre, 2025
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La fenêtre avait immédiatement attiré mon attention. Je voyais ces curieuses guirlandes de fruits séchés pour la toute première fois, incapable d'identifier ce dont il pouvait bien s'agir. Excentricité d'un habitant ? Rituel de sorcellerie ? Simple technique de séchage ? Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai eu l'explication. Le Hoshigaki est une tradition séculaire : celle des kakis séchés. Après avoir été pelés, les fruits sont suspendus à l'extérieur avec leurs pédoncules, à l'aide de ficelles, pendant plusieurs semaines.  Chacune des saveurs que j'ai omis de découvrir me laisse un goût de regret et d'espérance entremêlés.   
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  A ma grande surprise, il avait accepté que je le prenne en photo. J'aimais la douceur de son visage, la dignité dont il faisait preuve sans pour autant se prendre au sérieux. J'ai balbutié quelques mots maladroits, il a dû se dire quelle drôle d'idée il a ce jeune ahuri étranger. Mais peut-être aussi qu'au-delà de notre gêne mutuelle et de nos difficultés manifestes à communiquer, nous nous sommes au fond parfaitement compris. Peut-être qu'il a deviné combien mon âme, elle aussi, était en chantier. Je le remercie pour ce regard et ce sourire, à peine esquissé et pourtant si expressif.  
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C'était un jour de pluie. La guest house où je vivais alors, habituellement si animée, était plongée dans un calme étrange. Aucun bruit de pas, aucun son de vaisselle ni de cuisine. Pas de fragment de conversation non plus, que ce soit dans une langue ou une autre. Aucun éclat de rire, aucune exclamation ni musique ne filtrait à travers les fines cloisons des chambres. Le sol du couloir était une mer de silence et au fond, ce grand parapluie ouvert se tenait là, comme un fantôme. Un instant j'ai pensé : il n'y a plus personne, même là dehors, nulle part. Comme un enfant qui se réveille soudain sans repère et ne perçoit plus, en lieu et place de tout son monde familier, qu'une grande, une immense absence. Mais je n'ai appelé personne... simplement je suis retourné prendre l'appareil photo dans ma chambre.    
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  Il s'est arrêté devant la station de métro. Un grand échalas livide tout de jeans vêtu. Gueule cassée, maigre comme un clou et clope en main. Dégaine de paumé. Il a levé la tête vers le ciel et s'est figé. Un long moment. Je n'ai même pas cherché à comprendre ce qui pouvait l'absorber ainsi. Je savais qu'en me tournant dans la même direction, je ne verrais rien de particulier. Personne n'a regardé. L'homme à droite, en haut de l'escalator, est ensuite passé juste à côté sans même le voir. Avec cette lumière pourtant, il m'est apparu comme un perdant magnifique se tenant au centre d'une vaste scène improvisée. Acteur principal d'une pièce pleine de rage, de heurts et d'abandons. Des histoires de rêves brisés, vues et revues mais toujours émouvantes. Que s'est-il passé après cette épiphanie, lorsque le temps suspendu a repris son cours? J'espère qu'il a vaillamment résisté à la défaite annoncée.        
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  Elle suit un itinéraire mille fois emprunté le long du canal, sans empressement, ménageant ses efforts. Dans le panier à l'arrière, un bentô et quelques dorayaki  préparés dans la matinée puis soigneusement emballés. Elle se rend chez son amie de toujours, dont le moral décline ces derniers temps. Sa fille et son gendre sont partis s'installer dans une autre ville. C'est l'entreprise qui prime, ils n'avaient pas le choix... mais sa vieille amie se sent bien esseulée depuis leur départ. Elle espère que la nourriture va lui redonner un peu de tonus. La nourriture et surtout leurs bavardages à n'en plus finir. Elles parleront du quartier qui change doucement, les travaux en cours, celles et ceux qui arrivent et les autres qui s'en vont. Cette semaine le mari de Madame Yamamoto est mort. Enfin ! La pauvre s'occupait de lui depuis... une éternité ! Elles discuteront avec entrain et le temps passera comme il a toujours passé. Au début tout tranquillement, t...
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Quand je randonne en montagne, les sens sont à l'affût, s'élancent dans tout l'espace et étendent les limites corporelles en captant les plus subtiles manifestations du dehors. L'étonnement est constant, la curiosité est un élan qui fait vibrer tout le corps. Le monde est animé, même les roches, les nuages, le sol sous mes pas. Oui même ces choses que notre raison catalogue comme "inertes" agissent sur moi, entrent en relation. En ville, cela n'arrive pour ainsi dire jamais. Je n'ai pas la même qualité d'attention, la même ouverture. Au Japon pourtant, lors de longues marches urbaines au petit bonheur la chance, je me souviens avoir été dans des dispositions similaires. L'intériorité propre à tout ce qui composait le monde m'apparaissait comme une évidence, à chaque coin de rue. Ainsi ce vespa en attente dans un garage, reposant sagement sur sa béquille. On aurait dit un insecte étrange, immobile mais en alerte : un seul œil tout rond, gran...
Aujourd'hui pas de photo mais un fragment de journal, comme la preuve que je n'ai pas rêvé. "Un couple d'artistes avec qui je me suis lié d'amitié m'emmène découvrir un de ces lieux atypiques dont ils ont le secret. Nous grimpons sur le toit d’un immeuble, juste au-dessus d’un club pas très net appelé « Pure ». Les dernières marches, permettant d’accéder au toit, sont plus étroites. De subtils arrangements floraux en plastique décorent la cage d’escalier. Une lourde porte en fer s’ouvre sur un jardin en plein air. De vraies plantes cette fois, dont l’emplacement semble avoir été choisi avec soin. Un passage de graviers et de pierres mène à une sorte de cabane en bois, d’où émane une lumière douce. Bien sûr, il faut se déchausser avant d’entrer. Un homme d’une cinquantaine d’années nous accueille dans une pièce minuscule. Sur la droite, des ustensiles pour la cérémonie du thé sont disposés de telle manière qu’ils paraissent avoir été là de toute éternité, comme ...
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  Déambulation nocturne. Je longe une résidence tranquille, où beaucoup d'appartements sont déjà plongés dans l'obscurité. Seules quelques voix étouffées me parviennent de temps à autre, ou bien le murmure distant d'une télévision fatiguée. Les sons se dissipent rapidement dans la nuit, ne révélant rien de tous ces univers intimes, bien compartimentés derrière leur façade impassible. Mais tout à coup, un petit être attire mon regard. Ou plutôt un petit monstre en peluche qui, tel un féroce gardien, me somme de passer mon chemin. J'imagine un rituel d'enfant. Chaque soir, au moment du coucher, il tourne son fidèle compagnon vers l'extérieur pour qu'il surveille et protège la maison. Positionné tout contre la fenêtre, il fait ainsi rempart aux peurs qui certains soirs l'envahissent. Il dissuade les potentiels intrus et veille sur son sommeil. En prenant la photo, je lui chuchote intérieurement "ne t'en fais pas, je ne suis pas un méchant." L...
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Il s'est arrêté pour observer le minuscule îlot de verdure qui fait l'angle. Est-ce un arbuste en particulier qui a attiré son attention, un insecte ? Ce bac à fleurs est comme une proue qui prolonge l'immeuble, étroit navire à jamais à quai dans sa mer de béton. Étroitesse partout. Ruelles, immeuble, espace pour passer, pousser, vivre. Mais je vois une leçon dans ces agencements étriqués : il s'agit de trouver la liberté dans la contrainte, de déployer créativité et inventivité même dans l'espace le plus restreint. C'est ce que font ici les végétaux comme les gens. La plante qui sort en touffe compacte sur le devant du muret en bas, en est peut-être le meilleur exemple. A l'époque à Tôkyô, je fréquentais une salle de concert très petite appelée  Off site . Les voisins s'étaient plaints dès les premières représentations des nuisances sonores, obligeant les musiciens à jouer à un niveau très faible. De cette contrainte est né un courant musical, l' On...
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  Ce sont les sanctuaires les plus modestes que j'affectionnais tout particulièrement, de même que la simplicité des petites chapelles me touche d'ordinaire bien davantage que les grands édifices avec pléthore d'ornements. J'avais appris à deviner leur présence simplement en repérant, au loin, les zones boisées. Arbres et divinités sont indissociables, comme le confirme le nom des portiques   à l'entrée de chaque sanctuaire :  Torii , littéralement "demeure des oiseaux". Dans ces endroits, j'avais toujours le sentiment d'être en présence de forces tranquilles ; esprits des lieux susceptibles de se manifester en toutes choses   et réveillant mes penchants animistes. Je portais sur cette rangée de balais et râteaux par exemple, un regard plein de révérence. N'y avait-il pas dans ces outils quelque chose de sacré ? Intermédiaires, ils portaient en eux le soin avec lequel l'endroit était entretenu, la relation avec le sol, le bois, les feuilles...
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Tout est passé si vite. Les années, les erreurs, les pertes. Impossible de revenir en arrière et, à présent, de continuer. La vie se poursuivra sans lui. Les gens passeront juste à côté sans le voir, comme cette dame pressée, mallette en main. La plupart, au fond, pas tellement plus heureux que lui. Plus tard à l'heure de pointe, il relèvera la tête et se dira : "Ils pensent aller et venir, mais en réalité eux aussi dégringolent". Je songe à ce poème d'Ishikawa Takuboku :  Comme une pierre dévale la pente je suis arrivé à ce jour-ci      ps : Fumées , Ishikawa Takuboku, Arfuyen, 1989, Trad. Alain Gouvret, Pascal Hervieu & Gérard Pfister
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  Je voulais échapper aux représentations martelées, stéréotypées. Aux images touristiques et publicitaires. Je voulais me défaire d'un certain exotisme pour m'attacher aux choses sans importance. Je voulais m'imprégner du réel, tel qu'il se présentait. Je m'efforçais de ne rien attendre. Tout, alors, était susceptible de faire événement. Une situation banale, la lumière sur un être, un bâtiment ou un objet. Il ne s'agissait pas de voir au-delà des apparences, mais de voir comment les choses apparaissent. Cependant, s'affranchir des points de vue, des façons d'être et catégorisations du langage n'est pas une mince affaire et quoi qu'il en soit, ceci non plus n'est pas le Japon.  
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Faire un pas de côté, s'éloigner des avenues et grands boulevards. Ce n'est pas dans les artères des villes que coule leur substance vitale, mais dans les petites ruelles, les quartiers reculés. Le cœur est en périphérie, pas dans les centres aseptisés faisant office de vitrines. Ici la petite maison où la dame est en train de monter, par un escalier extérieur (presque une échelle !), me fait penser à une cabane perchée dans les arbres. En bas, un joyeux bazar destiné à l'entretien des fleurs et des plantes, présentes un peu partout en abondance. La rue ressemble à un jardin collectif. Au premier plan, comme une aire de pique-nique où les habitants peuvent s'installer, discuter de tout et de rien, passer le temps à l'ombre du parasol et des arbres. La ville a pris des allures de village.  Dans son grand livre-monde, London Orbital , Iain Sinclair écrit :  "Je trouvais le terme fugueur beaucoup plus attirant que le désormais usé flâneur. [...] Fugueur était une ...
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  Yakyû : le baseball est très populaire au Japon. Je ne connais rien à ce sport, à ses règles. Mais à voir les jeunes s'y adonner comme si leur vie en dépendait, avec acharnement et rigueur, je m'étais pris au jeu. Je les avais observé un long moment, avec curiosité, ressentant parfois le suspens, puis la liesse ou la déconvenue des joueurs et du banc. Je crois n'avoir jamais connu cette joie d'appartenir à une équipe, d'en défendre les couleurs et le maillot. Je n'ai jamais aimé les groupes, l'exaltation du sentiment d'appartenance. Mais j'aurais aimé, je crois, ressentir cette confiance qu'apporte une cohésion parfaite. Savoir que l'équipe restera soudée quoi qu'il advienne, même dans la déception et la défaite.  La balle, photographiée un peu plus loin, porte sur elle l'usure de tant et tant de lancers, frappes et saisies en plein vol qu'elle est un témoin émouvant de tous ces emballements de l'enfance, aussi dérisoires qu...
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  Très souvent, les berges des rivières sont les interstices des cités. La temporalité n'y est pas la même : des rythmes distincts se chevauchent, s'entrelacent parfois, mais jamais ne se heurtent. Marginaux, joggeurs, pêcheurs, promeneurs de tous bords et de tous âges viennent chercher auprès de l'eau un apaisement, une ouverture, un réconfort. La canne de ce pêcheur plonge directement dans la rivière. S'est-il assoupi un instant ? A gauche, le reflet légèrement trouble d'une tour électrique rappelle l'omniprésente urbanité. Mais de la canne comme de la tour, l'eau n'en a que faire et reste imperturbablement lisse, sereine.    
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En voyant cette photo, je me suis souvenu de ce fragment d'un journal que j'écrivais de loin en loin, sans jamais la moindre indication de date : "Le nombre de résidences portant un nom français est curieusement élevé dans les parages. J’habite moi-même à Fort Résidence . Il est vrai que le bâtiment donne l’impression d’une sorte de forteresse de béton. Mais parfois, certains noms d’immeubles sont incroyablement poétiques : Demeure Espoir  et Prendre K  font partie de mes favoris. Prendre K  pourrait être le titre d’un roman ( Le K est déjà le titre d'une magnifique nouvelle de Dino Buzzati)… Prendre K  est plein de mystère. Et aussi  Amour takumi , à quelques rues de là." Le roman commencerait ainsi : J'ai su, dès l'instant où j'ai emménagé dans mon petit appartement à Prendre K , que ce lieu allait avoir, ou plutôt exercer dans ma vie une grande influence. Je ne me doutais pas encore à quel point. Toutes ces allées et venues pour monter les cartons....
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  Comme j'aimais me promener, au hasard, dans ces petits quartiers modestes aux demeures hétéroclites !   Que disent-elles ces étranges lignes blanches qui courent sur la façade ? J'imagine qu'un immeuble attenant a été détruit et que ces tracés sont tout ce qu'il en reste. Le tracé d'habitations fantômes.  La division entre six pièces distinctes apparaît clairement, mais d'autres lignes et fragments sont bien plus difficilement explicables. Les sortes de croix au centre, sont-elles la marque d'un ancien escalier ? Y avait-il, à gauche, une gouttière ? Les fils électriques et les antennes prolongent dans le ciel ces maladroites calligraphies du passé. À mes yeux, elles font de cet immeuble un véritable monument.  ps : Sur la petite porte en bas à droite, un message laissé à l'attention des conducteurs de véhicules à moteur. "Engin fukasuna / shizuka ni shitekure" : "Merci de faire moins de bruit au démarrage..."  
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  Souvent je n'osais pas photographier les visages. Mais vus de dos, alors qu'ils s'éloignent, les gens expriment aussi une part de leur personnalité. Elle transparaît de manière subtile dans leur démarche, leur silhouette, leurs vêtements. Le visage ne peut plus être le centre d'attraction principal et dès lors le regard se fait attentif aux autres détails. Ici la façon de porter le sac tout en tenant l'ombrelle du même côté, tandis que la main droite se balance au rythme des pas. Les vêtements sombres et surannés qui concordent avec les devantures défraîchies du quartier, mais surtout cette ombrelle qui crée comme une énigme impossible au centre de l'image. Dans un second temps c'est la blancheur du panneau, à gauche, qui attire le regard. Un restaurant coréen : barbecue, bibimbap et Jjigae (ragoût coréen) au menu. Puis l'enseigne du bureau de tabac, telle un repère au-dessus du mystère.  Je repense à ces vers de Pessoa : "Je suis aujourd’hui part...
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Deux solitaires sur une même image. Au fond à droite, un jeune salaryman s'accorde une courte pause, voûté par les heures de travail accomplies et celles à venir. Engoncé dans le carcan de son costume, mais encore sensible à la rivière qui s'écoule paisiblement en contrebas. Quelques instants de répit à l'écart de l'agitation humaine.  Au premier plan en revanche, le chat semble s'être affranchi de toute domesticité. Bien campé sur ses pattes, à la fois endurci et usé par la rue, il jette un regard sévère et sauvage au troisième solitaire en présence : l'étranger derrière son objectif. Moi... à cette époque-là.