Photo garage Japon Yann Leblanc

Quand je randonne en montagne, les sens sont à l'affût, s'élancent dans tout l'espace et étendent les limites corporelles en captant les plus subtiles manifestations du dehors. L'étonnement est constant, la curiosité est un élan qui fait vibrer tout le corps. Le monde est animé, même les roches, les nuages, le sol sous mes pas. Oui même ces choses que notre raison catalogue comme "inertes" agissent sur moi, entrent en relation. En ville, cela n'arrive pour ainsi dire jamais. Je n'ai pas la même qualité d'attention, la même ouverture. Au Japon pourtant, lors de longues marches urbaines au petit bonheur la chance, je me souviens avoir été dans des dispositions similaires. L'intériorité propre à tout ce qui composait le monde m'apparaissait comme une évidence, à chaque coin de rue. Ainsi ce vespa en attente dans un garage, reposant sagement sur sa béquille. On aurait dit un insecte étrange, immobile mais en alerte : un seul œil tout rond, grand ouvert et scintillant dans la pénombre, en train d'observer peut-être la progression de la lumière émanant du puits à droite. Ses rétroviseurs comme deux antennes déployées pour saisir les variations de l'air. 

Dans son livre Devenir animal, David Abram raconte merveilleusement ce type de rencontres, quand ce qu'il appelle "nos sens animaux" prennent le dessus sur notre langage rationnel. 

Il écrit : 

La séparation ancestrale entre esprit et matière nous incite à prendre l'existence pour acquise, à supposer qu'une simple présence matérielle - comme une pierre ou une montagne - est totalement passive ou inerte. Nous disons que le rocher "est" ici, que les montagnes "sont" là-bas ; nous employons ce petit verbe "être" à d'innombrables reprises chaque jour, mais nous oublions que c'est un verbe, qu'il nomme un acte - que le fait d'exister est quelque chose de très actif. [...] Chaque chose organise l'espace autour d'elle, repoussant ou se faufilant vers d'autres choses, chaque chose appelle, gesticule, fait signe vers d'autres êtres, ou rivalise pour nos attentions ; les choses s'exposent au soleil ou bien se retirent à l'ombre, hurlent avec leurs couleurs criantes ou chuchotent avec leurs graines [...].

Ce vespa m'a fait signe, sa manière d'habiter l'espace du garage, sa roue tournée vers la lumière, son gros œil écarquillé m'ont parlé. Et après tout, dans un pays où des voitures neuves peuvent faire l'objet de rituels sacrés propitiatoires, ce n'est peut-être pas simplement le fruit du hasard. 


     
ps : Devenir animal, David Abram, Editions Dehors, 2024, Trad. Stefan Kristensen

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